jeudi 17 février 2011

Mutilation

Les avis à propos du transhumanisme sont généralement partagés entre deux sentiments contradictoires. Il y a d'une part ceux qui se méfient, qui demandent des garanties, qui sont prêts à tout moment à brandir le principe de précaution pour imposer un oratoire à toute entreprise d'amélioration de l'humain. Il y a d'autre part les enthousiastes qui seront les premiers à vouloir bénéficier des avantages que pourraient leur offrir telle ou telle nouvelle technologie. Ce sont les bioconservateurs ou luddite, et les technophiles.

Cette dichotomie se retrouve parfois sur le plan politique entre conservateurs (catholiques, protestants, musulmans...) et libertariens (toutes libertés aux individus), et sur le plan philosophique entre les auteurs continentaux "savants" et les anglosaxons "sérieux". C'est un peu schématique, mais les positions défendues sont elles-mêmes parfois fort caricaturales.

Pour ma part, j'essaierai de me penser à distance de ses voies déjà bien tracées. Je me demande si toutes les modifications qu'on veut faire subir à l'homme servent vraiment à son émancipation, si l'amélioration miraculeuse attendue n'est pas un prétexte pour la technique de se rendre plus manifeste à nos yeux. La modification cognitive, les implants sous-cutanés et cérébraux, la neuroamélioration et le reste, n'est-ce pas autant de façons d'imposer à un corps humain quelque mutilation ?

Cette mutilation imposée du corps humain au corps posthumain ne concrétiserait-elle pas l'abjection que constitue au regard de l'humain bien humain une société par trop aseptisée ?

La société contemporaine occidentale est, je ne suis bien sûr pas le premier à le dire, une société qui masque le terme qu'est la mort et l'érige en tabou. Nous cachons nos vieux, nous cachons nos mourants comme s'ils étaient autant de menace à la stabilité sociale ; mais quelle est cette stabilité sociale illusoire qui se cache à elle-même son propre destin, sa propre réalité ? Le credo "meurt à l'ombre" n'est pas le seul indicateur de cette société aseptisée. Quelle nécessité de délivrer des médicaments dans une boutique tout de blanc vêtu ? Pourquoi l'Etat lui-même tient-il à se faire le garant de la santé publique en apposant "Fumer tue" au bas des paquets de cigarette ? N'est-ce pas là un crime de stupidité ? Fumer nuit gravement à la santé, c'est un fait et il faut le savoir, mais je ne vois pas pourquoi je serais tenté d'arrêter la cigarette (et donc intimidé par cette étiquette) si je n'accorde aucune importance à la santé ou à ma santé. Or pourquoi faut-il être en bonne santé ? Cette question pourrait sembler inepte à qui se complait dans le bonheur béat ou l'indifférence du quotidien. Mais à l'homme qui souffre quotidiennement de sa présence au monde, qu'il souffre par misanthropie ou par excès d'empathie, l'homme qui s'indigne, l'homme qui se bat pour des idées, cet homme-là qu'on retrouve dans de nombreux fumeurs ou alcooliques n'a que faire de sa santé. Ou, tout du moins, s'il s'en inquiète, cela ne l'empêche pas de diminuer légèrement son espérance de vie par une dernière clope ou un dernier verre.

L'institution du soin et l'Etat conspirent à nous faire adopter une conception naïve de la vie, où chacun doit se confirmer à la vie bonne et sage de ce que la majorité considère comme avantageux. C'est cela que met en relief le transhumanisme. Il veut nous faire prendre conscience, en témoignant par l'absurde, avec son idéal de bonheur mielleux et ses mélanges d'hommes et de machines, que l'aseptisation de la société est insupportable. C'est un témoignage rageur et militant contre les prétentions et les déguisements médicaux.

La médecine soigne ? La pharmaceutique guérit ? Peut-être, mais à quel prix humain ? Ces médecins qui perçoivent des honoraires mirobolants, ces hôpitaux au séjour coûteux, est-ce cela la philanthropie ? Une guérison en échange... ou pas. Des inconvénients, des effets secondaires, des interdictions, des erreurs, des négligences... Et puis on vient vous parler de consentement éclairé, d'éthique de la recherche, de tous ces bons mots. Un homme humble, un vrai, ne pourrait supporter sa compagnie et celle des autres à l'éternité. Il est là pour éroder, et être érodé. Il est tout entier "être-à-l'érosion".

Le transhumanisme est une rébellion dans laquelle les soldats proclament l'imbécilité de leur cause en s'y livrant corps et âmes, jusqu'à la mutilation et jusqu'à la perte. Il s'agit de mon corps, je veux le sentir, en prendre possession, j'assumerai mon autonomie contre la médecine, contre la technologie invasive et chronophage, contre l'autosatisfaction et l'autarcie intellectuelle de la société, jusqu'au point ultime du suicide.

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